mercredi 12 avril 2023

Same old geek

Comme il n'est jamais trop tard pour vivre avec son temps (vous méditerez là-dessus plus tard), j'ai décidé d'essayer de me mettre au jeu vidéo.

Ça ne manquait pas vraiment à ma vie, je n'éprouvais pas particulièrement la nécessité de pouvoir échanger sur ce sujet avec les passionnés et je n’avais pas particulièrement non plus de temps à y consacrer, mais j'étais curieuse de comprendre ce que pouvaient bien être ces jeux à partir desquels pouvaient naître des séries aussi riches que « Arcane » ou « The last of us ». Mon petit doigt ainsi que le bon sens (mais un petit doigt peut-il être autre chose que du bon sens ?) me disaient que les jeux de ce genre ne ressemblaient probablement pas aux Tortues Ninja de ma jeunesse. Ni au Donkey Kong de mon enfance. Encore moins au tennis bâton de mes toute jeunes années.

Marquée par une expérience infructueuse, il y a quelques années de ça, au cours de laquelle j'avais tenté de survivre à une apocalypse zombie, mais n'avais réussi qu'à coincer mon personnage dans un mur (Chbong... Chbong... Chbong...) jusqu'à ce qu'un mort-vivant vienne me dévorer, je souhaitais mettre toutes les chances de mon côté en essayant, cette fois, un jeu qui ne demande aucun usage d'une manette et aucune dextérité digitale pour pouvoir se déplacer, se battre, voler, préparer une tasse de thé ou faire tout ça en même temps.

Mon choix - ou plutôt le choix de mon beau-frère que j'ai validé parce que qui suis-je pour remettre en question la suggestion éclairée d'un joueur adulte sain d'esprit et a priori pas malveillant ? - mon choix, donc, s'est porté sur "Disco Elysium".

Ceux qui connaissent connaissent. Pour les autres, il s'agit d'une enquête policière dans un contexte politique et social apparemment bien chargé.

Rien que ça, le simple fait qu'un contexte politique et social existe dans un jeu, on sent bien que l'ambition n'est pas la même que sauver une princesse en évitant des tonneaux jetés par un gorille.

Bref.

Me voilà donc lancée dans la découverte de ce monde apparemment merveilleux du jeu vidéo.

J'avoue avoir été un brin perturbée par l'introduction, quand une voix ténébreuse a commencé à me raconter des trucs chelous et sombres entre autres sur ma mère, mais passée cette étape bizarre, me voilà nu comme un ver au milieu d'une pièce en bordel. Enfin pas moi, mon personnage.

C'est un flic et, avant de commencer, j'ai dû choisir son profil. En gros, je devais décider s'il serait plutôt philosophe, plutôt sensible ou plutôt physique. Intello, poète ou brute. Comme je suis une femme intelligente et sensible, j'ai viré la brute. Et décrété que l'intelligence me serait sûrement plus utile que la sensibilité, donc j'ai choisi le philosophe.

Je vous passe les détails, mais mes deux premières tentatives, d'au moins une heure chacune, ne m'ont menée à rien sinon une mort prématurée. Je suis morte de désespoir. Deux fois. Sans déconner. J'ai rien compris.

Comme je suis joueuse mais que j'ai quand même pas que ça à foutre, je suis allée fouiner un peu sur internet pour découvrir que l'intello n'était a priori pas vraiment un très bon choix pour débuter et que le sensible était plus facile. Qu'à cela ne tienne, au diable l'intelligence, recommençons avec le poète !

On ne dira jamais assez l'importance de la poésie dans un monde de brutes...

Bon, en vrai, pour le moment, je ne tente pas trop les trucs un peu foufous, comme réciter un poème à un gars que j'interroge, parce que ce genre d'initiatives m'a précédemment fait mourir deux fois d'une dépression foudroyante alors dans un premier temps, je la joue flic un peu border mais pas totalement dingue quand même, on verra plus tard.

Mais donc, oui, le jeu semble permettre de réciter un poème à un suspect. Je crois que je peux même devenir raciste ou communiste. Dans ma to do list, j’ai entre autres « faire un karaoké ». Je vous jure. J’ai essayé, deux fois, mais pour le moment le patron veut pas. Apparemment il ne m’aime pas trop, je sais pas pourquoi. Sans doute un rapport avec le fait que j’ai saccagé la chambre et que je lui dois des sous. Mais je l’aime pas trop non plus parce que je crois qu’il a tripoté la serveuse et j’ignore totalement si cette information a un quelconque intérêt pour mon enquête.

Bref.

Quoi qu’il en soit, avec mon flic poète conformiste, jusqu'à présent, je survis. Et comme les grandes réussites passent aussi par de petites victoires, au bout de deux heures j'ai fini par enfin retrouver ma deuxième chaussure, alors que je savais exactement où elle se trouvait depuis environ la dixième minute, mais je savais pas comment y aller. Voilà. Je débute quoi. Dites-vous qu’il m’a fallu au moins six heures pour dégoter un fucking sac plastique pour ramasser des bouteilles et les porter à la consigne, ce qui m’a rapporté environ soixante cents. À ce rythme, je pense que j’aurai résolu l’enquête plus ou moins au moment de ma retraite et ce sera probablement le parfait timing pour m’attaquer à une apocalypse zombie. Il me tarde.

Et vous savez le pire ? Mon sac plastique, là… je l’ai trouvé, j’ai mis des bouteilles dedans, je trouvais que j’avais un peu l’air con à me balader avec mais apparemment j’ai pas trop de fierté ni d’argent alors j’ai continué avec mon petit pochon en faisant mine de rien, jusqu’à ce que je veuille faire une pause.

J’ai sauvegardé, j’ai fait ma pause, je suis revenue et je me suis aperçue qu’en fait je ne savais pas non plus sauvegarder. J’avais plus mon petit sac et mes petites bouteilles. J’ai dû recommencer… Mais que tout le monde se rassure : le coup d’après, j’ai fait bien attention et j’ai trouvé comment VRAIMENT sauvegarder. Ouf.

J’ai découvert aussi que mon personnage doit dormir (ce qui le rends moins efficace que Jack Bauer) (référence de vieux) et que quand il dort il rêve.

J’ai découvert également qu’en plus de la vie incroyablement riche que semble avoir chaque personnage que je croise, ils ont aussi une vie quand j’ai le dos tourné.

Hier, je laisse mes bonhommes (mon flic poète à moitié déglingué et en gueule de bois et son acolyte, un flic sérieux, un peu sévère et taciturne) le temps d’aller aux toilettes, je reviens et là, je les vois en train de faire des cabrioles en se portant l’un l’autre. N’IMPORTE QUOI.

Voilà voilà.

Je découvre le jeu vidéo.

C’est plein de surprises.

Et je commence à comprendre comment on peut écrire des séries entières à partir de ce genre de jeux.

Je mourrai moins bête et si cette expérience ne devait finalement servir qu’à ça, je dirais que c’est déjà pas si mal, même si l’objectif réel est plutôt de trouver comment ne pas mourir dans une apocalypse zombie, mais une chose à la fois. 

 

 

 

mardi 9 novembre 2021

Le travail, la santé, tout ça

« Votre attention s’il vous plaît… »

Les annonces dans le métro n’augurent généralement rien de bon. Là, ça ne me concernait pas, mais j’y ai prêté attention à cause du ton sur lequel l’agente énonçait son message… Le problème n’était pas vraiment grave – un simple ralentissement et des excuses pour la gêne occasionnée – mais elle n’aurait sans doute pas pu employer un ton plus lugubre pour annoncer la disparition de l’espèce humaine en dehors de la (grosse) poignée de survivants présents sur le quai. C’était horrible. De bon matin, à cette heure où tu commences à peine à sentir s’éloigner la chaleur de ta couette, c’était des coups à vouloir directement crever sous les roues du prochain métro… Je me suis dit qu’un petit « incident grave de voyageur », selon la formule consacrée, serait une bien bonne excuse pour arriver très tard au bureau, voire ne pas y aller du tout et à peine cette pensée avait-elle fini de se former dans mon esprit qu’une autre la chassait violemment : « OH MON DIEU MAIS QU’EST-CE QUE CE BOULOT A FAIT DE MOI ? »

Oui, quand je suis horrifiée dans ma tête je dis « oh mon dieu » en majuscules pendant que les petites mains de mon cerveau viennent se plaquer sur ses joues.

Et donc, de bon matin sur le chemin du bureau, j’avais fugacement pensé qu’un décès horrible pourrait m’arranger en m’épargnant quelques heures au travail.

Sur le coup, c’est moi que j’ai eu envie de pousser sur les rails.

Après coup, je me suis dit que c’était plutôt l’ensemble des responsables du quotidien déplorable des travailleurs et des travailleuses qu’il fallait jeter sous le métro. Compliqué parce qu’une large part de ces gens-là ne prend évidemment pas le métro, mais disons que ce n’est qu’une image pour évoquer une mort involontaire qui pourrait tout aussi bien être de type pendaison, bûcher, éviscération, petit écartèlement à l’ancienne…

Perdue dans ces réjouissantes pensées j’aurais probablement raté mon arrêt si ça n’avait pas été le terminus. Une dame m’a gentiment tapoté sur l’épaule en voyant que je ne sortais pas… mais j’avoue lui en avoir un peu voulu. L’espace d’un instant, je me suis prise à rêvasser de l’endroit où vont les métros après le terminus. Quel monde inconnu se cache au-delà de la dernière station de la ligne ? Des animaux merveilleux peuplent-ils le tunnel obscur dont on ne devine rien au bout du bout du quai ? Ou n’y a-t-il rien ? Un espace vide, nu, mort, aussi fascinant qu’angoissant ? Je me suis aperçue que je ne m’étais jamais posé cette question et pour entrevoir un début de réponse je suis restée sur le quai le temps que le métro redémarre et s’engouffre dans cet inconnu. Je l’ai regardé s’éloigner, guettant l’instant où il disparaîtrait soudain, ou le moment où quelque chose ou quelqu’un apparaîtrait pour me donner un indice sur ce mystère…

Il s’est éloigné si peu dans le tunnel qu’il baignait encore largement dans la lumière du quai quand il s’est arrêté de nouveau. Au bout de quelques secondes il est revenu, mais en bifurquant sur la gauche pour passer au quai d’en face et repartir dans l’autre sens.

Cette matinée s’annonçait fort décevante.

Un nouveau métro est arrivé et a déversé ses voyageurs sur le quai où je me tenais encore immobile, le regard toujours perdu au loin sur ce monde certes inexploré mais manifestement trop petit, quand on m’a une nouvelle fois tapoté l’épaule. Cette fois je ne voyais pas bien pourquoi, mais je me suis retournée quand même.

Ma cheffe.

« Ben alors tu rêves hahaha c’est pas le moment faut aller bosser haha allez allez moi je file je t’attends pas j’ai une réunion avec [nom d’un directeur quelconque supposé instantanément impressionner une subalterne] ».

Sa petite voix nasillarde, là.

Quand tu vas au bureau à reculons, le trajet ressemble certes à un chemin de croix, mais c’est aussi un moment qui t’appartient quand même encore un peu. Un moment dont tu peux profiter pour rêver par exemple de trucs stupides au bout du tunnel. Un moment où tu peux finir les dernières pages du chapitre, quitte à te poser cinq minutes sur un siège pour ce faire. Un moment où tu peux même faire semblant de croire que tiens, là, si tu voulais, allez, pourquoi pas ? tu pourrais rebrousser chemin et rentrer te coucher. Ou aller explorer ce fichu tunnel. Choisir un nouveau chemin, quoi, comme on dit dans les publications Facebook sur fond de coucher de soleil à travers les arbres en bord de mer…

L’air de rien, il est précieux ce moment.  

Alors l’irruption criarde d’un importun ou, ici, d’une importune représente une contrariété assez violente. L’évocation en quelques mots de sa grande supériorité sur ma misérable petite personne avant huit heures du matin est incontestablement une agression. Et « je file je t’attends pas » ? D’où tu m’attendrais ? Tu fais un mètre cinquante pour quarante kilos et je suis grosse donc je vais forcément te ralentir ?

Évidemment, à ce moment de l’histoire, vous vous dites que conformément à mes premières pensées du jour je l’ai poussée sous le métro suivant.

Eh bien pas du tout.

J’ai une conscience aigue de l’importance de ma liberté, si relative soit-elle rapport à l’aliénation capitaliste par le travail précédemment évoquée. Donc quand l’envie me prend de tuer quelqu’un, d’abord je me rappelle que c’est mal, quand même, bien entendu, ensuite je pense à l’éventuelle privation de liberté qui pourrait s’ensuivre et je me dis immanquablement que priver le monde – disons au moins ma fille – de ma personne à cause d’une aussi détestable petite personne serait une idée tout à fait insupportable à ruminer en prison alors je prends sur moi et je réponds « OK. »

Pensez-y la prochaine fois que je vous réponds « OK » et dites-vous que vous venez peut-être d’échapper à une mort horrible et gardez ça en tête quand il vous reprendra l’envie de me faire chier. OK ? (Non, là ça compte pas, détendez-vous).

Bref.

Ma cheffe a donc tourné les talons – ses très hauts talons qui clament au monde entier « je suis minuscule et horriblement complexée » – et s’est éloignée rapidement.

D’une rapidité relative, quoi. La rapidité d’une très courte paire de jambes juchée de bien trop hauts talons. Alors juste pour la faire chier parce que, comme évoqué plus haut, je n’étais pas exactement pressée d’arriver, j’ai moi aussi accéléré le pas. Je suis peut-être grosse, mais mes jambes sont normales et mes chaussures confortables. Je lui ai collé au train et je voyais bien qu’elle essayait de me distancer, mais entre les gens qui commençaient à encombrer le bas de l’escalator et ses épouvantables chaussures, elle n’y arrivait pas.

Comme je suis joueuse j’ai fini par lui dire « Non mais vas-y, hein ? M’attends pas, c’est bon. En plus je traîne, je suis pas pressée, moi… »

Elle s’est mise à vaguement trottiner. Je crois qu’elle n’avait pas tout à fait fini de poser un pied sur l’escalator quand elle est tombée.

La tête droit sur le rebord d’une marche. Elle s’est retrouvée plantée dans les espèces de dents qu’ont les marches d’escalator, là, vous voyez ? Plantée. Sans mentir. Le nez et la joue plantées dans la marche. Son petit nez de fouine tout neuf, là.

Je vous jure que je ne l’ai même pas poussée. C’est rare, mais ça arrive. Parfois, le destin se reprend, retrouve un peu sa dignité et fait des petits coups vaches comme ça aux forts pour soulager les faibles. J’étais en train de me dire qu’il était important de prendre le temps de savourer l’instant, quand je me suis reprise : j’avais tellement mieux à faire ! Je me suis penchée vers elle pour lui dire :

« Je t’attends pas, hein, désolée, mais du coup t’inquiète pas, je vais te remplacer à ta réunion avec je sais plus qui, là »

mercredi 3 novembre 2021

Le sourire du plombier

 -     Raaaaaah ! ça m’énerve ! 

-     Quoi ?

-     Les plombiers !

J’ai souvent entendu ma mère s’énerver contre plein de sortes de bonhommes. Les plombiers spécifiquement, c’était inédit.

-     Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

-     Ils sont TOUS pareils, c’est dingue ! À chaque fois qu’y en a un qui passe c’est le même cirque ! « Oh ben il coule mal votre robinet » « Non mais c’est normal c’est parce que j’ai mis un… » « Haha non mais attendez, je vais vous arranger ça ! » « Non mais c’est pas la peine c’est moi qui ai mis un… » « Vous inquiétez pas ça va me prendre que deux minutes » « Non mais vraiment… » « Et voilà ! Vous voyez, c’était rien ! » BORDEL MAIS C’EST MOI QUI AI MIS UN ÉCONOMISEUR D’EAU ! Je veux pas que ça coule trop fort ! J’ai ACHETÉ un bidule exprès, je l’ai INSTALLÉ, et à chaque putain de fois qu’un putain de plombier passe il l’enlève !

-     Ben faut dire non.

-     MAIS JE DIS NON ! Mais ils n’écoutent JAMAIS !

-     T’as qu’à pas payer.

-     Ben non, souvent c’est juste le gars qui fait la maintenance, c’est gratuit. Et sinon le pire c’est qu’ils font genre « Non, ça, c’est cadeau » et il faudrait QUE JE DISE MERCI EN PLUS !

-     Ah.

Je comprenais son agacement, mais là j’en avais fait assez pour témoigner mon intérêt pour son indignation du jour, j’ai donc pas renchéri. Pas la peine de remettre une pièce dans la machine.

Sauf qu'apparemment elle m’offrait une partie gratuite.

-     Non mais là en plus, j’étais sûre qu’il ferait comme les autres, ils le font tous, alors je m’étais dit que je dirais rien, sinon j’allais encore m’énerver pour que dalle…

-     Et du coup ça n’a pas marché ?

-     C’est pas ça ! J’ai rien dit, je l’ai regardé faire le mariole avec son petit brise-jet tellement mieux que le mien, « haha vous allez voir, et hop, regardez comme ça coule bien mieux, c’est quand même plus pratique, c’est vraiment de la saloperie ces économiseurs » et le temps que je lève les yeux au ciel pour pas avoir envie de lui fracasser son petit sourire fiérot dans le robinet qui coule trop bien, ce con a commencé à serrer le machin comme une brute avec sa clé ! Je lui ai dit « mais nooooon ! Serrez pas comme ça je vais jamais pouvoir le remettre, mon truc ! » et il s’est marré. En continuant à serrer. Alors j’ai gueulé « Non mais touche à ton cul, plutôt, vu qu’il est déjà à moitié dehors ! C’est vrai ça, pourquoi vous êtes débraillé comme ça ? Quand vous êtes à croupetons sous l’évier, je peux admettre, mais là c’est quoi votre excuse ? Ça n’a rien de sexy, vous savez ? Alors remontez ce putain de futal et virez vos pattes de mon robinet ! »  

-    Tu lui as dit ça ?

-    Euh… en gros, je crois, oui. Non mais ça m’énerve aussi.

Voilà voilà. Ma mère.

On était à la cuisine en train de manger. Enfin moi je mangeais. Elle elle s’énervait. Elle a ouvert le robinet pour rincer quelque chose. Surprise par la force du jet, elle a commenté ironiquement :

-      Oh lala, ben oui dis donc, qu’est-ce que ça coule fort, c’est trop bien.

Je lui ai demandé de l’eau en tendant mon verre tant qu’elle y était et elle a remis ça avec son petit ton plein de sarcasme :

-     Oh mais oui ! Regarde comme ça va hyper vite te le remplir avec mon super robinet super pratique ! Il était temps qu’un gentil plombier vienne nous sauver de ces remplissages de verres interminables, hein ?

Elle était lancée. Je crois qu’elle a commencé à s’inventer des raisons d’ouvrir le robinet juste pour faire ses petits commentaires. Ça a duré un moment. Je ne réagissais plus pour éviter de l’encourager. J’avais tenté un « Bon ben c’est bon, j’ai compris » au début et ça n’avait fait que l’énerver un peu plus. J’attendais donc qu’elle se calme toute seule. Au pire je quitterais la pièce sans éclat quand j’aurais fini de manger. Sans public son enthousiasme finirait bien par se tarir.

Hélas, je n’avais pas encore attaqué le dessert quand l’incident s’est produit.

Elle avait attrapé une cuillère à passer sous l’eau pour pouvoir continuer son sketch, mais en la mettant sous le jet, sous le nouveau jet beaucoup plus fort qu’avant, ça a éclaboussé quasiment toute la pièce. Elle et moi comprises. Ça lui a cloué le bec instantanément. Moi ça a achevé de m’énerver.

J’adore ma mère, hein, mais ses petits délires à la con, là, quand elle embrasse des causes débiles et qu’elle s’acharne à vous montrer de mille façons combien elle a raison, ça m’énerve. Et me retrouver trempée comme ça, là, ça a été, si je puis dire, la goutte d’eau…

Je me suis levée et, avant qu’elle ait repris sa diatribe, j’ai commencé sur le même ton qu’elle :

-     Oh ! Mais c’est qu’il doit se remplir super vite maintenant l'évier, avec son nouveau brise-jet, hein ?

Elle a eu l’air de vouloir répondre mais s’est ravisée. Elle a dû sentir qu’en fait ça ne m’amusait plus. Je me suis approchée, j’ai ouvert le robinet à fond et j’ai bouché l’évier.

-     Eh ben oui dis donc, c’est que ça va drôlement vite, hein ?

Là encore elle a eu l’air d’hésiter à répondre, mais cette fois je ne lui en ai pas laissé l’occasion. Je l’ai attrapée par les cheveux et j’ai plongé sa tête dans l’eau. L’évier était déjà presque plein et ça a éclaboussé partout quand elle a commencé à se débattre.

C’est vrai qu’il coulait beaucoup trop fort, ce robinet.

 

 

 

 

samedi 23 octobre 2021

La goutte d’eau qui met le feu aux poudres

Je venais juste de poser sa bière à portée de sa main. Il l'a attrapée sans me regarder et a dit « Oh chou, tu m'apporteras mon capodastre. »

Ce n'était pas vraiment un ordre, mais ça y ressemblait quand même assez fort.

Déjà, je n'arrivais pas bien à me rappeler pourquoi et comment on en était arrivés à cette espèce de rituel qui consistait à lui apporter une bière dès qu'il descendait au sous-sol pour jouer de la guitare. Pourquoi il ne la prenait pas tout seul, sa bière, vu qu'il descendait les mains vides ? La première fois, j'étais en bas en train d'étendre le linge quand il était descendu et au moment où je suis partie, il m'a dit « Ah tiens, puisque tu remontes, tu pourras me rapporter une bière ? »

Sur le coup, je m'étais dit que oui, bon, puisque je remontais, effectivement… mais en fait ça ne justifiait pas une seconde que je fasse l'aller-retour à sa place.  

Depuis, au moins deux ou trois fois par semaine, quand il descendait au sous-sol faire de la musique et sans qu’il ait à demander, je lui apportais une bière. Ce genre de petits trucs que tu fais au départ pour faire plaisir, mais qui finissent très vite par être perçus comme un dû et que tu n’arrives pas à ne plus faire. Et je n’avais jamais un « s’il te plaît » ou un « merci ». Souvent je n’avais même pas un regard, sauf quand il voulait me signifier qu’il faudrait que je parte pour qu’il puisse jouer tranquille.

Le sous-sol était à moitié occupé par son matériel de musique – guitare électrique, amplis et pédales en tous genres – et à moitié par la machine à laver et le séchoir. La musique, c’était pas son métier. Il avait commencé la guitare au lycée, comme tous les garçons un peu moches ou empotés, pour séduire les filles, et il avait continué de grattouiller par habitude, jusqu’à la crise de la quarantaine. Pas assez riche pour la voiture de luxe et pas assez charismatique pour la maîtresse vingt ans plus jeune, il avait décidé de jouer les rockers et s’était mis à acheter tout un tas de gadgets très bruyants qui occupaient donc désormais le sous-sol.

Malgré cet amateurisme total et un manque criant de talent, il se considérait quand même prioritaire au sous-sol et avait là aussi insidieusement réussi à me faire accepter l’idée que s’il jouait, je débarrassais le plancher. La première fois qu’il y a eu conflit, je descendais vider la machine et dès qu’il m’a vue il a dit du ton le plus désagréable possible « Non mais je joue, là ! » alors j’avais répondu « Et moi je bosse. La machine doit être finie ». Sa réponse ce jour-là était une telle cause évidente de divorce que je me demande encore aujourd’hui comment j’ai pu ne pas fuir à cet instant précis. Il a dit « Non t’inquiète, je l’ai arrêtée y a un moment, le bruit me gênait. Tu la relanceras quand j’aurai fini ».

Tu la relanceras quand j’aurai fini.

Il va sans dire que la machine contenait environ cinquante pourcents de fringues qui lui appartenaient et que je n’étais pas rémunérée pour les laver. Encore moins pour attendre que monsieur ait fini pour me taper ses corvées. Quand j’y repense, j’ai vraiment été stupide de ne signifier mon agacement qu’en bougonnant, mais en m’exécutant quand même. Jamais il ne s’est demandé comment je m’organisais pour gérer mon boulot, les courses, le ménage, la bouffe et ses lessives - la fameuse répartition des tâches où, en compensation, il ouvre les bocaux de cornichons, bricole et portent les trucs lourds - sauf les courses, donc. En revanche, moi, je devais m’adapter à ses séances totalement irrégulières de grattouilles.

Quelle idiote j’étais, quand même, d’avoir laissé une situation pareille s’installer…

Stupide. Idiote. Bête. Couillonne. D’un coup ça me paraissait évident : globalement notre relation me rendait stupide. Du moins me faisait me sentir stupide. Souvent. Tout le temps. Comme en cet instant précis, où je remontais du sous-sol pour aller chercher le capodastre de monsieur sans avoir la moindre idée de ce que pouvait bien être un capodastre.

J’ai cherché sur internet et en fait c’est bêtement le bidule qui coince les cordes. Je suis sûre qu’il a fait exprès de dire « capodastre » et pas « bidule qui coince les cordes » pour que je me sente encore une fois un peu conne. Pour m’obliger à lui demander ce que c’est et qu’il puisse me répondre avec son petit air condescendant, là. Mais cette fois je ne me suis pas laissée avoir.

J’ai trouvé le machin et j’ai commencé à redescendre pour lui apporter quand je me suis figée à mi-chemin dans les escaliers. Le tuyau qui fuyait depuis une semaine et qu’il devait réparer fuyait toujours. Je regardais les gouttes tomber une à une pour former une petite flaque à mes pieds. La marche et le mur commençaient à être un peu imbibés. Une semaine. Cinq jours de travail. Deux séances de courses. Une dizaine de repas préparés. Trois lessives. Zéro truc lourd à porter. Zéro bocal à ouvrir. Et, donc, zéro bricolage.

J’étais là, comme hypnotisée par ce goutte-à-goutte, son fichu capodastre à la main, à me sentir encore une fois complètement nulle de m’être exécutée sans moufeter pour lui rendre service, quand il a crié « Eh ! Qu’est-ce que tu fous ? » et je l’ai instantanément haï. D’un coup, en bloc, pour toutes les petites humiliations, pour l’asservissement, pour les heures perdues à la cuisine, pour les centaines de marches montées et descendues avec sa bière, pour les lessives à étendre au milieu de la nuit sans bruit parce qu’il dormait après avoir joué de la guitare jusque tard le soir, pour mon dos cassé par ses packs de bières, pas assez lourds sans doute pour que ça bascule dans ses tâches à lui, pour ce satané tuyau qui fuyait…

Je me suis mise sur la pointe des pieds, j’ai levé les bras, évalué la distance… et sauté pour attraper le tuyau. Il était assez gros, mais pas au point de résister à mon poids. Il a cédé et l’eau s’est déversée abondamment dans le sous-sol, directement vers mon guitariste du dimanche. Le temps qu’il réalise qu’il avait les pieds dans l’eau, il était trop tard pour réagir. Il y a eu une première étincelle, une deuxième, et puis un véritable feu d’artifice quand tous ses appareils ont eu l’air d’exploser l’un après l’autre. Pour la première fois, secoué par les décharges, tressautant comme un pantin épileptique avec sa guitare étincelante au milieu du tumulte, il a un peu ressemblé à une rock star sur scène. Mais pas longtemps. Il s’est vite effondré.

Ironiquement, le linge qui séchait n’a ni pris l’eau ni pris feu.

J’ai récupéré mes affaires, bu une bière à sa santé, la première depuis que je ne pouvais pas en ramener assez pour nous deux parce que c’était trop lourd dans mes sacs de courses, et je suis partie.

Je ne vous dirai pas où je lui ai mis son capodastre avant de m’en aller, mais c’était un de ces petits gestes simples, qui ne coûtent pas grand-chose, qu’on ne pense pas toujours à faire et qui, pourtant, font drôlement plaisir.

  

 

Écrit pour le défi du samedi