vendredi 10 avril 2015

Brève de métro # 34

Rien à cirer
 
Le travail du personnel de nettoyage du métro n’est pas un travail facile.
Il serait peut-être pire s’il devait être réalisé la nuit et je comprends que, pour des tas de bonnes raisons, on préfère faire accomplir certaines tâches en journée. Mais c’est assez long, une journée, alors je ne m’explique pas du tout ce choix curieux d’organisation, grâce auquel ce brave monsieur et sa grosse cireuse se retrouvent à l’œuvre à l’endroit précis où s’engorge une foule dense vers la sortie du métro, exactement à l’heure de pointe.
Pour ceux qui ne savent pas, l’heure de pointe d’une station très fréquentée dont on ne peut sortir que par deux étroits portillons, ce sont des centaines de personnes qui se déversent à peu près toutes les minutes trente, s’agglutinent devant lesdits trop petits portillons et s’en extraient tant bien que mal, de justesse avant que le flot craché par le métro suivant n’arrive.
Autant dire que la fenêtre de tir du monsieur pour passer sa cireuse sur le petit espace devant la sortie est encore plus étroite que les portes.
D’ailleurs, en fait, je ne l’ai jamais vu en train de cirer. Seulement en train d’attendre que les gens sortent de ses pattes pour pouvoir s’y mettre.
Bon, j’imagine qu’il est payé à l’heure, alors si son employeur préfère le payer deux heures, dont une et demie à attendre, plutôt qu’une demi-heure, mais plus tard, je n’ai pas d’objection. Mais à chaque fois que je vois ce monsieur accoudé à sa machine, avec sa bonne tête de bon gars et son air de s’ennuyer ferme en attendant la dispersion de la foule, ça me chagrine.
S’il paraissait agacé, s’il tapotait du pied en levant les yeux au ciel ou s’il essayait de forcer le passage en cirant les pompes (au sens propre) des gens en même temps que le sol, ça ne me ferait pas le même effet, mais là, son attitude résignée et la patience dont il fait preuve me le rendent sympathique et je ne peux m’empêcher de penser que c’est quand même du gâchis, tout ce temps qu’il perd alors qu’il aurait sans doute – vraiment sans le moindre doute – beaucoup mieux à faire…
Alors un jour j’ai engagé la conversation. Je me suis dit qu’il se rendait forcément compte, lui aussi, à quel point l’idée était saugrenue de lui faire passer la cireuse à cet endroit et à cette heure et qu’on pourrait, peut-être, en rire ensemble, sur le thème de « mais qu’ils sont cons ces petits chefs, à prendre des décisions débiles sans avoir jamais mis les pieds dans le métro ».
Sauf que j’ai sans doute été un peu maladroite en l’abordant, parce qu’il n’a pas du tout ri et a manifestement pensé, en gros, que je le traitais de branleur. Il en a eu l’air aussi blessé qu’en colère. J’aurais aimé me faire engloutir par la vague de travailleurs fraichement sortis du métro et qui affluait vers la sortie, mais je voulais dissiper le malentendu et j’ai tenté de lui expliquer plus clairement ce que je voulais dire. Mais plus je lui expliquais ce que je n’avais pas du tout voulu dire, plus il était convaincu que c’était exactement ce que j’avais voulu dire.
Je ne sais pas vous, mais personnellement, il n’y a rien que je supporte moins qu’être perçue comme une teigne, alors qu’en toute bonne foi mes intentions sont bonnes.
Si bien que plus je m’échinais à lui démontrer que j’étais gentille et plus il se persuadait que c’était bien la preuve que je ne l’étais pas, plus il me venait des envies de faire caca exactement là où il avait péniblement réussi à passer sa cireuse. Au lieu de ça – je sais me tenir – il n’est pas impossible que j’aie fini par lui dire quelque chose du genre « si vous n’êtes pas foutu de comprendre ce que je vous dis, pas étonnant que vous n’ayez pas trouvé mieux comme boulot de merde que passer la cireuse aux heures d’affluence ».     
Ce ne sont peut-être les mots exacts, mais je crains que ce soit effectivement l’idée générale.
Il va sans dire que mes mots ont très largement dépassé ma pensée. Même lui aurait dû le comprendre, vu que ça devait faire un bon quart d’heure que je m’évertuais à lui expliquer que j’étais gentille. Mais on était de toute évidence partis du mauvais pied lui et moi et j’ai bien senti que c’était sans espoir. Alors, la mort dans l’âme et aussi résignée que lui quand il attendait les douze secondes de battement entre deux flots de voyageurs pour passer sa cireuse sur cinquante centimètres carrés, je me suis laissée entraîner par la foule pour aller vaquer à mes occupations en le laissant aux siennes.
Depuis, je ne l’ai plus jamais vu attendre patiemment que les gens aient fini de sortir pour pouvoir faire son boulot. Il trépigne, il guette et, dès qu’il me voit, il met en route sa machine de malheur et fonce droit sur moi avec. Il m’a déjà niqué deux paires de chaussures.
Je crois que désormais je vais sortir à la station d’avant et finir à pied.
On m’y reprendra, tiens, à essayer d’être sympa.
 
 
 
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